Pierre de Courtivron,

un regard subtil

On sait l’histoire de l’art oublieuse, sélective et sujette aux modes. Innombrables sont les artistes vivants ou morts qui l’auront côtoyée dans l’incognito. Faute de talent, ou bien souvent du capital social, ou culturel, ou symbolique cher à Bourdieu.

Parce que ces ressources, auxquelles il faut ajouter le capital économique, ne firent pas défaut à Pierre de Courtivron, expliquer son absence de notoriété dans le champ de la peinture exige de se pencher sur l’homme et sa vision du monde. Il semble qu’il soit resté tout à fait indifférent à la gloire qu’aurait pu lui apporter la précision de sa touche et la luminosité de sa palette. Le bonheur de peindre semble l’avoir accompagné toute sa vie, et lui avoir amplement suffi. Contrairement à beaucoup de ses congénères, il paraît probable qu’il n’ait quasiment jamais sollicité ou répondu à une quelconque commande.

Il s’adonne avec talent à la peinture de paysage, sans se démarquer réellement de beaucoup de bons artistes du dix-neuvième ou du début du vingtième siècle. Son Cœur de l’église de Cuiseaux (28) évoque joliment Fleury-Richard et la peinture troubadour. Ses Arbres en automne (34) rivalisent adroitement avec l’école de Barbizon. Quant à sa Plage du Rocher de la Vierge à Biarritz (37), elle est animée comme une peinture de Boudin sans nuage.

Mais c’est parce que Courtivron excella dans l’art du portrait que cette exposition vient avec raison rendre justice à l’artiste comme à l’homme, qui cherche à saisir chez son modèle l’humanité, le caractère, sinon l’âme. Sa démarche n’a jamais pour objet de flatter ses modèles, d’autant qu’il les choisit. Il nous dispense ainsi des trop nombreux portraits sur commande, si chers au second Empire et à la troisième République. Dans sa lettre à son oncle Jules, on saisit à quel point il fait peu de cas de la pompe et de ses décorations.

Il crée avec ses modèles une complicité qui semble transformer le temps de la pose en un jeu subtil ou en un moment de paix et de bonheur. Si la perfection du trait et de la pâte évoquent la maestria de Fantin-Latour, Courtivron est à mille lieues des sentiments d’absence ou d’ennui qui planent dans les remarquables mais sombres portraits du Maître. Et bien qu’il reste étranger à l’impressionnisme, son univers mêlant l’intime à la sérénité est pourtant beaucoup plus proche de celui de Berthe Morisot et de la tendre féminité qui s’en dégage. Mais parce que ce qui l’anime est la vie tapie dans le regard ou dans la pose, il se satisfait de la suggérer en l’enveloppant dans des éléments de décoration ou d’admirables drapés.

Ainsi dans le ravissant portrait de Marguerite au collier (5) du début des années 1900, il s’attache tout autant à restituer la finesse des traits et le regard inquisiteur de sa fille ainée qu’à donner vie objets et aux tissus qui l’entourent, à tel point qu’ils deviennent un sujet en soi. Ayant choisi de porter au fond pourtant proche sur lequel elle se détache un regard «flouté», à la manière photographique, le peintre s’emploie ici à reproduire le raffinement de la robe qui s’inspire de la mode de l’époque et de celle du dix-huitième siècle. Si l’absence de corset et la broderie horizontale évoquent Paul Poiret, les étoffes rappellent davantage le Grand Siècle, comme la tapisserie du fauteuil provenant probablement de la manufacture de la Savonnerie. Quant au collier en corail qu’égrène Marguerite et à la boîte à bijoux en laque verte, ils ajoutent à cette composition un parfum d’Orient qui n’aurait certainement pas déplu à Benjamin-Constant, l’un de ses maîtres.

Ce raffinement du peintre se délectant à jouer avec le chatoiement des étoffes se retrouve sur l’essentiel de ses portraits féminins. La soie suspendue à la main de la Jeune fille au châle (17) est elle aussi essentielle à la composition, comme si cette jeune femme au regard mélancolique avait souhaité s’effacer derrière elle.

On retrouve cette même maîtrise dans ses travaux aux crayons et à l’aquarelle, qu’il utilise le noir et blanc comme dans la sereine Hélène au chapeau (10) ou la mystérieuse Jeune Fille à la Mante (16) ou la couleur comme dans le portrait si souriant de Geneviève de Thoisy (13).

Contrairement à beaucoup de ses contemporains Pierre de Courtivron a aussi compris que la gestuelle est un langage. Dans ses portraits féminins la pose n’est jamais figée, elle est en harmonie avec ce qui l’entoure, dans un intérieur comme au dehors. Ainsi, dans Hélène devant le sphinx (12) le modèle en s’accoudant au balustre crée un lien sensuel avec la pierre et l’arbre automnal qui abrite la terrasse.

Bien que beaucoup de ses portraits, notamment ceux réalisés à Paris, nous restent inconnus, la réunion des peintures présentées ici invite à reconsidérer Pierre de Courtivron sous un jour oublié : celui d’un artiste dont l’indiscutable talent s’est épanoui dans ses portraits pleins d’empathie, portraits dans lesquels il révèle au modèle la part lumineuse qui l’habite.

Bertrand Puvis de Chavannes
Membre de l’Union Française des experts et spécialiste du XIXe
Président du Comité Puvis de Chavannes